Marchés privés/marchés publics : le jeu des différences
En matière de travaux, il est indispensable d’identifier clairement la nature du contrat conclu entre les parties, les régimes juridiques découlant de cette qualification présentant des différences importantes.
D’une manière générale les contrats conclus par les opérateurs économiques privés ou publics peuvent être répartis en deux principales catégories :
Les marchés privés, qui sont des contrats d’entreprise ou de louage d’ouvrage par lesquels une ou plusieurs personnes se charge d’accomplir pour une autre (le maître d’ouvrage) un travail déterminé contre rémunération, en toute indépendance et sans représenter le maître d’ouvrage ;
Les marchés publics, définis par le Code de la commande publique (CPP) comme des « contrats conclus par un ou plusieurs acheteurs soumis au présent code avec un ou plusieurs opérateurs économiques, pour répondre à leurs besoins en matière de travaux, de fournitures ou de services, en contrepartie d’un prix ou de tout équivalent ».
L’article L 1111-2 du même Code définit les marchés publics de travaux comme des marchés ayant pour objet :
« 1° Soit l’exécution, soit la conception et l’exécution de travaux dont la liste figure dans un avis annexé au présent code ;
2° Soit la réalisation, soit la conception et la réalisation, par quelque moyen que ce soit, d’un ouvrage répondant aux exigences fixées par l’acheteur qui exerce une influence déterminante sur sa nature ou sa conception.
Un ouvrage est le résultat d’un ensemble de travaux de bâtiment ou de génie civil destiné à remplir par lui-même une fonction économique ou technique. »
Les règles applicables aux marchés privés et publics de travaux présentent des différences qui trouvent leurs origines, en grande partie, dans le fait que les marchés publics de travaux sont, par définition de la loi, des contrats administratifs conférant à la personne publique des prérogatives exorbitantes du droit commun.
La distinction entre contrat privés et contrats publics repose, en réalité, sur l’organisation particulière du système juridictionnel français, séparé en deux ordres : la justice judiciaire et la justice administrative.
Cette dernière a été créée après la Révolution pour faire respecter le droit des citoyens par les administrations et réparer les dommages qu’elles peuvent causer, en se fondant sur le postulat suivant : seul un juge connaissant les impératifs du service public et sachant interpréter l’intérêt général, pouvait utilement juger l’administration et, ainsi, protéger les citoyens.
Cette dualité d’ordres juridictionnels est intrinsèquement liée à la création de règles juridiques spéciales, conférant aux personnes publiques des pouvoirs plus importants que ceux attribués aux personnes privées, mais posant également des principes plus contraignants, dans l’optique de préserver l’intérêt général.
Aux termes de l’article L. 6 du CCP, les marchés de travaux conclus par des personnes morales de droit public sont, en principe, des contrats administratifs par détermination de la loi, et donc des marchés publics de travaux.
Il convient toutefois de rester vigilants car certains contrats, bien que conclus par des personnes de droit public, ne sont pas de nature administrative. Afin de déterminer leur nature avec certitude, il conviendra d’appliquer, pour les contrats qui ne sont pas de nature administrative en vertu de la loi, les critères posés par la jurisprudence, à savoir :
- La présence d’une personne publique au contrat ;
- Le contrat contient une clause exorbitante du droit commun ;
- Le contrat a pour objet l’exécution d’une mission de service public ou la réalisation de travaux publics, c’est-à-dire des travaux réalisés pour le compte d’une personne publique et dans un but d’intérêt général.
De la qualification juridique du contrat (administratif ou de droit privé) découlera l’application d’un régime et de règles juridiques propres, qui impacteront les différentes étapes qui ponctuent les relations contractuelles entre les parties dans le cadre d’un marché de travaux.
Les contraintes inhérentes aux marchés publics
Le formalisme découlant du respect des principes fondamentaux de la commande publique
À la différence d’un maître d’ouvrage public, le maître d’ouvrage privé reste libre du choix de la procédure à adopter pour l’attribution des travaux qu’il envisage de faire exécuter.
Il peut traiter avec le locateur d’ouvrage de son choix sans avoir l’obligation de faire appel à la concurrence, tout comme il peut recourir aux procédures prévues pour les marchés publics, lesquelles sont empreintes d’un formalisme strict.
Ce formalisme trouve sa source dans le respect de trois principes fondamentaux par la personne publique, dans l’optique d’assurer l’efficacité de la commande publique et la bonne utilisation des deniers publics :
- L’égalité de traitement des candidats à l’attribution d’un contrat de la commande publique
Ce principe exige que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement justifié.
Ainsi, en marché public, les termes employés pour définir les besoins du maître d’ouvrage devront être particulièrement précis et objectifs afin de veiller à ce que l’égalité entre les candidats soit préservée. Une fois ces besoins décrits, ceux-ci ne pourront plus évoluer sauf s’ils n’étaient pas prévisibles.
Si les marchés privés ne sont pas soumis à ce principe, il est intéressant de l’intégrer lors de la phase de définition des besoins de maître d’ouvrage, dans l’optique de ne pas restreindre les offres qui lui seront faites.
- La liberté d’accès aux contrats,
Cette liberté implique une publicité et une mise en concurrence suffisante. Ainsi, même pour les marchés sans publicité ni mise en concurrence préalable, l’offre choisie doit être pertinente, l’acheteur devant faire une bonne utilisation des deniers publics et s’interdire de contracter systématiquement avec un même opérateur économique.
En marché privé, les relations entre les parties sont librement définies par ces dernières, rien ne s’opposant à ce que le maître d’ouvrage privé contracte systématiquement avec le même opérateur économique, s’il y trouve son intérêt.
- La transparence des procédures
En vertu de ce principe, les candidats doivent avoir accès aux informations adéquates relatives au contrat, sans discrimination en raison de la nationalité. Les critères de choix des offres doivent être portés à la connaissance des candidats dès l’engagement de la procédure, y compris pour une demande de devis dans une procédure adaptée. Par ailleurs, les candidats et soumissionnaires évincés doivent être clairement informés des raisons justifiant le rejet de leur candidature.
Ainsi, chaque type de procédure de marché public génère un formalisme et des obligations spécifiques de mise en concurrence et de publicité.
Si le maître d’ouvrage privé n’est pas soumis au respect de ces principes fondamentaux, il est toutefois libre de les intégrer dans ses relations contractuelles, de façon souple.
En effet, le recours, par le maître d’ouvrage privé, à une procédure prévue par le Code de la commande publique n’emportera pas application des dispositions de ce code. Ainsi, à titre d’exemple, le maître d’ouvrage public pourra modifier la composition ou la répartition des lots prévus au marchés en cours de procédure, ce qui est strictement impossible pour son homologue public.
En tout état de cause, il convient de garder à l’esprit le principe de libre négociation qui s’applique en droit privé n’exempte par le maître d’ouvrage privé du respect de principes fondamentaux propres au droit privé, tels que la bonne foi, ou la loyauté et l’obligation d’information.
Avant tout, l’intérêt général
Comme précédemment exposé, les prérogatives dont bénéficient les personnes publiques dans le cadre d’un contrat administratif trouvent leur justification ainsi que leurs limites dans la notion d’intérêt général.
L’exemple topique est celle de la faculté de déléguer l’exercice de la maîtrise d’ouvrage.
Si cette faculté est libre en marché privé, tel n’est pas le cas pour les marchés publics, le Code de la commande publique encadrant strictement cette possibilité, au nom de l’intérêt général :
« Les maîtres d’ouvrage sont les responsables principaux de l’ouvrage. Ils ne peuvent déléguer cette fonction d’intérêt général, définie au titre II, sous réserve, d’une part, des dispositions du présent livre relatives au mandat et au transfert de maîtrise d’ouvrage et, d’autre part, des dispositions du livre II relatives aux marchés de partenariat. » (Article L2411-1 du CPP)
Des contraintes équilibrées par les prérogatives du maître d’ouvrage public
C’est au stade de l’exécution du marché que la différence entre les marchés publics et privés se fait réellement ressentir.
Dans le cadre d’un marché public, le donneur d’ordre détient des prérogatives qui lui sont conférées en vertu du caractère administratifs du contrat.
Sont ainsi réservés aux contrats administratifs :
- Le pouvoir de modification unilatéral du contrat
Ce pouvoir créé par la jurisprudence a été codifié à l’article L.2194-2 du Code de la commande publique :
« Lorsque l’acheteur apporte unilatéralement une modification à un contrat administratif soumis au présent livre, le cocontractant a droit au maintien de l’équilibre financier du contrat, conformément aux dispositions du 4° de l’article L. 6. »
Ce qui implique, selon le Conseil d’Etat, que les surcoûts engendrés par la modification unilatérale doivent être intégralement compensés par la personne publique (CE Sect. 27 octobre 1978, Ville de Saint-Malo, rec. 401).
A contrario, à défaut de stipuler expressément cette faculté de modification dans le contrat, les marchés privés sont, par principe, intangibles.
- La résiliation du marché pour un simple motif d’intérêt général
La personne publique dispose toujours du droit de résilier unilatéralement le marché pour un motif d’intérêt général et ce, même en l’absence de clause contractuelle en ce sens. La contrepartie à ce droit est l’entière indemnisation du titulaire qui, par définition, n’a commis aucune faute.
Ce droit à indemnisation peut toutefois trouver ces limites en pratique, certains marchés, notamment ceux dits « à bon de commandes » ne prévoyant pas de montant sur lequel l’administration se seraient engagée, ce qui prive le titulaire du marché de la possibilité d’en solliciter l’indemnisation.
Cette faculté de résiliation est d’ordre public, une clause du marché privant la personne publique de cette faculté sera considérée commune nulle.
A l’inverse, cette faculté ne saurait être admise dans le cadre d’un marché privé, car fondamentalement déséquilibré.
En outre, là où les marchés publics préservent les intérêts du maître d’ouvrage public, les marchés privés offrent aux titulaires des marchés privés de travaux une certaine protection en cas de manquement du co-contractant à ses obligations contractuelles.
Cette protection est notamment consacrée par le principe de l’exception d’inexécution, qui autorise une partie d’un contrat à refuser d’exécuter la prestation à laquelle elle est tenue tant qu’elle n’a pas reçu la prestation qui lui est due.
En outre, contrairement aux marchés publics, les marchés privés de travaux peuvent comporter des clauses de paiement différé et être librement conclus à prix provisoires.
Conclusion
La qualification d’un marché et l’application du régime juridique qui en découle emporte des conséquences importantes pour les parties au contrat, l’équilibre des relations étant bousculé lorsque l’intérêt général entre en considération, comme cela est le cas dans les marchés publics.
Toutefois, la liberté contractuelle qui régit les relations contractuelles dans le cadre des marchés privés peut être source d’insécurité juridique. Dans cette optique, il est donc fréquent que les maîtres d’ouvrage privés empruntent au formalisme des marchés publics, sans pour autant intégrer au marché des clauses leur conférant des pouvoirs exorbitants. De telle clauses seraient écartées, en tout état de cause, par le juge judiciaire.